Hard Corps, l’expo de l’école Kourtrajmé qui interroge notre rapport au corps

Hard Corps, l’expo de l’école Kourtrajmé qui interroge notre rapport au corps

Image :

© Sarah Makharine

photo de profil

Par Lise Lanot

Publié le

Tour de piste d’une expo qui questionne, émeut et crée du débat grâce à des œuvres plurielles et puissantes.

Début 2019, JR rejoignait l’école Kourtrajmé, ouverte un an auparavant par son ami Ladj Ly. En plus de la section cinéma dirigée par le réalisateur des Misérables, la section Art et Image est destinée à tou·te·s celles et ceux qui veulent devenir artistes et n’ont aucune hésitation là-dessus”. Treize élèves ont passé les neuf derniers mois “immergés dans une combinaison de théorie, de projets, de pratique et de masterclass”

À voir aussi sur Konbini

Jusqu’au 11 juin, les artistes exposent dans “Hard Corps” leurs travaux au Centquatre. Les élèves invitent le public à s’émouvoir et se questionner sur des thématiques qui les touchent particulièrement : “La perception du corps, l’amour adolescent, les diktats de la beauté, l’absence, la danse comme outil de résistance.”

L’exposition parisienne présente également deux performances de la section Acteur, “ainsi qu’un programme de remakes de la section Cinéma, tournés au sein de l’exposition”. Voici un tour de piste en compagnie d’un certain nombre d’artistes – présent·e·s la plupart du temps au Centquatre pour échanger avec le public.

“2060”. (© Basile Huma)

Des corps… qui racontent l’histoire, avec Yaziame

“J’ai voulu parler du corps mémoriel et familial, par rapport aux femmes durant la guerre d’Algérie. J’avais toujours eu peur d’aborder ce sujet avec ma grand-mère, mais à partir de ses ressentis et ses souvenirs, j’ai voulu faire des images, avec poésie. J’ai eu besoin de prendre mon temps pour parler d’elle, de ce qui circule en moi et sur lequel je n’ai pas de mots.

Le projet commence avec elle, son mouvement de main chaleureux en train de travailler la semoule et l’huile d’olive. Ensuite, j’ai pris en photo ma cousine : j’ai voulu qu’il y ait beaucoup de noir autour d’elle. Pour moi, quand on essaie de cheminer vers notre histoire, il y a toujours une part d’ombre, de flou. […]

Il y a aussi une petite feuille de papier à disposition, où j’ai mis une toute petite partie des paroles de ma grand-mère. Il y a beaucoup de blanc autour, pour que le public puisse ajouter son propre témoignage – certains m’ont parlé des Antilles, du Cambodge, une dame m’a parlé de son divorce et j’ai trouvé ça intéressant, parce que c’est le but de l’art : toi, tu projettes des émotions et tu vois ce que ça crée chez les autres.”

Yaziame, “Femme avec un grand A”. (© Baptiste Ligier)

Des corps… amoureux, avec Nine David

“J’étais nostalgique des années où je rencontrais l’amour pour la première fois, donc je me suis intéressée à l’amour adolescent en 2021. J’ai trouvé mes modèles sur Instagram. On a passé beaucoup de temps ensemble, à discuter, échanger sur la situation actuelle et à la fin, on a fait des photos. Je voulais faire quelque chose sans trop de mise en scène, dans un esprit très naturel. Chacun dans leur chambre, leurs intimités.

Ce projet m’a donné envie de continuer à donner la parole à des jeunes. J’étais moi-même partie sur des clichés, je m’attendais à voir des jeunes se plaindre, déprimer, et en fait, ils ont déconstruit tout ça. Pour eux, la vie ne s’arrête pas, ils attendent la suite avec impatience et ça m’a vraiment touchée. C’est un projet qui m’a fait beaucoup de bien. “

“Teen Lovers”. (© Nine David)

Des corps… connectés à leur plaisir, avec 666Bambi

“J’ai fait une ode à l’orgasme en déconstruisant des schémas. L’œuvre est interactive, dès qu’on appuie sur une touche du piano, un des [godes] vibre doucement. Le piano agit comme une métaphore qui signifie : ‘Tu es le ou la compositeur·rice de ton plaisir.’ 

Une des premières choses qu’on voit sur cette pièce, c’est le piano et les dildosMais le plus important pour moi, ce sont les fils qui les relient, parce qu’ils signifient que le chemin jusqu’à l’orgasme est quelque chose de complexe, qui s’appréhende. Je l’ai pensée colorée et pailletée parce que je voulais qu’on brise les codes, qu’on déconstruise et que ce soit simple d’échanger autour de ma pièce.”

666Bambi (aka Élodie Tann), “Les filles de Perséphone”. (© Baptiste Lignel)

Des corps… noyés, avec Basile Huma

“Je me suis posé la question de ce qui adviendra de nos corps et de nos vies en 2060. Je me suis concentré sur le problème de la montée des eaux à travers une dystopie sur ce qui risque d’arriver en France, avec des villages immergés (comme cela se passe déjà en Indonésie ou au Bangladesh).

Je ne voulais pas que ce soit trop dramatique ou catastrophique ; je voulais de la douceur et de la poésie, avec un peu d’espoir. J’ai rempli une voiture (élément en partie responsable de cette montée des eaux, qui en devient ici victime) d’eau et j’ai mis mes amis dedans. Ce sont des vraies photos, prises à l’argentique, sans aucun montage.”

“2060”. (© Basile Huma)

Des corps… en résistance, avec NouN

“Pendant trois mois, j’ai suivi dans la rue des danseurs hip-hop qui continuaient de s’entraîner malgré la fermeture de leurs locaux. Je me suis remise à danser dans ces cercles et j’ai entamé un travail de documentation. J’ai photographié et enregistré des morceaux de conversation et j’en ai fait une bande-son, pour penser mon œuvre comme un voyage.

Ça s’appelle ‘Sueurs et coquelicots’. D’un côté, sueurs, parce que je parlais de résistance. D’un coup, le dancefloor devenait un ring politique, résistant malgré lui à cause de l’interdiction de se mouvoir dans l’espace public. De l’autre, coquelicots, parce que c’est une fleur qui fend le béton pour pousser et qui se fane quand on la cueille. Cette dualité entre résistance et fragilité se retrouve dans mon travail, avec ces plaques de béton travaillées, mon focus sur les mains et l’affichage sauvage, à disposition du public, parce que la rue appartient à tout le monde.”

NouN, “Sueurs et coquelicots”. 

Des corps… en mouvement, avec Paloma Vauthier

“À la base, je fais de la pole dance et j’ai voulu m’essayer à la caméra. On voit trois performeuses : à gauche, Rachel, qui considère la pole dance comme une continuité de la danse classique. Au centre, Angèle, avec qui on a travaillé sur le genre et l’androgynéité. Et Anna, à droite, qui vient du cabaret et revendique son potentiel de séduction comme un moyen de pouvoir. 

Ces tableaux visuels sont accompagnés de trois pièces sonores où chacune des danseuses témoigne de sa pratique et de la dimension politique de la pole dance. On voit des écrans sur des barres, et on peut se demander si on ne serait pas dans les prémices d’un cabaret futuriste. Cela questionne ce lieu cathartique et patriarcal, entre attraction et répulsion, à la manière des freak shows du XIXe siècle.”

Paloma Vauthier, “Fric Show”. (© Baptiste Lignel)

Des corps… numériques, avec Lì-Lù June C

“Mes photos questionnent l’apparence, l’image et les nouveaux critères de beauté de nos jours, qui sont de plus en plus liés à la chirurgie plastique (après l’effervescence des filtres). Je me suis mise en scène sur cinq photos incarnant différents clichés qu’on a l’habitude de voir sur les réseaux, de manière un peu détournée.

J’ai retouché tous les personnages à l’aide d’une application mobile en me basant sur les ‘nouveaux critères de beauté’ : nez fin, lèvres pulpeuses, grosses fesses, taille fine. Le but étant que le public se questionne face à ces images : au premier abord, elles nous paraissent presque familières (on a l’habitude de les voir sur nos écrans), puis finalement on se demande si ces personnes sont vraies.”

“Catalyseurs”. (© Lì-Lù June C.)

Des corps… de muses au masculin, avec Cécile Cornet

“Mon triptyque est inspiré d’un mythe grec où Dibutades [ou Boutadès, ndlr] rencontre un soldat et est tellement prise de chagrin quand ce dernier part à la guerre qu’elle le représente avec de la terre et des pigments sur le mur. Ce serait symboliquement le premier geste pictural.

Ça m’a tout de suite parlé, la première artiste serait une femme et son modèle, son muse. Je me suis rendu compte que ce mot n’existait pas au masculin, ce qui invisibilisait les femmes artistes et signifiait qu’un corps masculin n’était pas inspirant.”

Cécile Cornet, “Dibutades”.

Des corps… en réparation, avec Yasmine Bennani

“J’ai travaillé sur l’expérience de la maladie et le nouveau rapport au corps que ça crée, notamment l’impression d’être dépossédé de son propre corps après l’annonce d’une maladie lourde. […] Mon dispositif fait penser à des veines, avec un point de fuite qui représente ce qui fait dérégler la machine. Les tuyaux sont en Plexiglas pour qu’on voit le sang à l’intérieur des veines.

En contrepoint de ce dispositif visuel sur le dysfonctionnement, une bande-son raconte la reconstruction. Une mélodie essaie d’exister et de s’exprimer mais elle n’y parvient pas, elle bute et bug comme une machine, un disque rayé. Finalement, elle parvient à grandir jusqu’à former une mélodie harmonieuse. Cette œuvre part d’une expérience personnelle. Je me rendais compte que j’hésitais à travailler sur ce sujet-là et finalement, je l’ai fait, parce que je trouvais que mon hésitation était révélatrice du tabou qui entoure la maladie.”

Yasmine Bennani, “Rouge Mécanique”. (© Baptiste Lignel)

Des corps… jugés et jugeants, avec Fréderic Olidez

“J’ai voulu parler de mon corps de métier par rapport à mon corps. Je suis photographe et policier et je me montre en train de me vêtir et de me dévêtir, passant de policier à civil sur 22 photos. Je veux poser la question : est-ce qu’un uniforme nous catégorise, est-ce qu’un métier nous définit ? Ça permet aussi de se demander si, aujourd’hui, on ne nous catégorise pas selon notre couleur de peau, notre religion, là où on habite.”

Fréderic Olidez, “À mon corps défendant”. (© Baptiste Lignel)

Des corps… pluriels, avec Côme Georges

“La famille, c’est sacré. La maison, c’est sacré. J’ai grandi avec ces idées. La famille va au-delà de mes parents, mes frères et mes sœurs, ce sont aussi tous ceux qui sont restés au Cameroun […]. La maison pour moi va au-delà de l’appartement de mes parents. C’est le quartier. C’est l’énorme cité des Tilleuls, au Blanc-Mesnil.

Ce sont des centaines de visages, de bruits de bécane, de buts marqués au City Stade. La famille et le quartier forment des ensembles souvent envisagés comme des blocs homogènes, plus rarement dans leur diversité. Pourtant ces deux corps sociaux, certes singuliers, n’en sont pas moins composés d’individualités plurielles. […] Ces corps sont mon corps.”

Côme Georges, “Singulier-Pluriel”. (© Baptiste Lignel)

Des corps… réappropriés, avec Willow Evann

“Google Noir est une interrogation sur la représentation des hommes identifiés comme noirs dans l’espace occidental. Lorsqu’il recherche ‘homme noir’ dans Google, Willow ne se voit pas. Les images négatives qui ressortent ne lui correspondent pas. Il décide de créer son propre outil, le Google Noir, via une sculpture en bois et une application mobile.”

Willow Evann, “Google Noir”. (© Baptiste Lignel)

D’autres corps à découvrir…

Sarah Makharine, “Le Mikve”.

Fodil Drici, “Conscious x 83”. (© Baptiste Lignel)

Karlton Seydi, “Ne pas t’oublier”. (© Baptiste Lignel)

Sarah Makharine, “Electro Street”. (© Baptiste Lignel)

Thomas Jean-Louis, “Rien ne sert de courir”. (© Baptiste Lignel)

Ornella Gueremy Marc, “Somattentat”. (© Baptiste Lignel)

L’exposition “Hard Corps” est visible au Centquatre jusqu’au 11 juin 2021.