Un documentaire retrace la vie de Bill Traylor, ancien esclave devenu grand peintre

Un documentaire retrace la vie de Bill Traylor, ancien esclave devenu grand peintre

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© Albert Kraus/Collection Tommy Giles

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Par Lise Lanot

Publié le

70 ans après la mort de Bill Traylor, le film célèbre l’œuvre d’un peintre oublié et interroge l’histoire des États-Unis.

“Je pense que Bill Traylor est le plus grand artiste dont vous n’avez jamais entendu parler.” Interrogée dans le cadre de Chasing Ghosts, un documentaire sur le peintre Bill Traylor, la critique d’art Roberta Smith ne mâche pas ses mots. Et l’histoire de ce peintre né en 1853 dans une plantation de coton de l’Alabama lui donne raison.

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L’œuvre de cet ancien esclave qui a commencé à peindre et dessiner sur des cartons à la fin de sa vie, alors qu’il vivait dans la rue, fascine critiques et passionné·e·s depuis la fin des années 1980. Longtemps resté dans l’ombre, son travail a fait l’objet d’une grande rétrospective en 2018 (la première consacrée à un·e artiste ayant été esclave) tandis qu’en 2020, une de ses peintures (offerte par Steven Spielberg à la romancière Alice Walker) se vendait près de 510 000 dollars lors d’une vente aux enchères Christie’s.

Plus de 70 ans après la mort du peintre (qui avait une douzaine d’années lors de la guerre de Sécession), le cinéaste Jeffrey Wolf présente aujourd’hui un documentaire mettant en lumière son œuvre et son histoire :

“Comme la plupart des personnes noires de sa génération, la première génération de citoyens afro-américains, on attendait de Traylor qu’il cultive la terre sans qu’elle lui appartienne, qu’il reste à sa place et qu’il disparaisse sans laisser de trace.

Pourtant, Traylor a laissé bien plus que des traces. Au pic de la Grande Dépression, âgé de plus de 70 ans et trop vieux pour cultiver la terre, il est parti vivre à Montgomery pour trouver du travail… Après une période passée à faire des petits boulots, Bill Traylor s’est retrouvé à la rue et a commencé à dessiner.

L’ambition du film ‘Bill Traylor: Chasing Ghosts’ est de continuer à montrer le travail de ce maître, de le placer dans le contexte de son monde et de le faire avant que celui-ci ne disparaisse complètement”, détaille l’équipe du film.

Œuvre de Bill Traylor visible dans le documentaire “Bill Traylor: Chasing Ghosts”.

Croiser des récits lacunaires pour raconter l’Histoire

Jeffrey Wolf a passé dix ans à réaliser ce film sur Bill Traylor, un artiste qui “racontait l’histoire de son temps”. “Il était un critique social de la vie afro-américaine. La survie de ce travail permet également de garder en vie ce monde afro-américain”, a précisé le cinéaste auprès du Guardian.

Le documentaire croise l’histoire raciste et esclavagiste des États-Unis et celle de Bill Traylor, tentant de combler les vides que chacune comporte. Éclairés par les multiples meurtres de Noir·e·s perpétrés par des personnes blanches ces dernières années et par le mouvement Black Lives Matter, les deux récits prouvent la nécessité de regarder vers le passé pour comprendre le présent, et composer le futur.

Œuvre de Bill Traylor visible dans le documentaire “Bill Traylor: Chasing Ghosts”.

Si la biographie de Bill Traylor est lacunaire, faisant de lui “un personnage énigmatique”, c’est parce que “les archives n’étaient pas très bien tenues, surtout pour les personnes pauvres, noires et démunies”, poursuit Jeffrey Wolf. “On a dû creuser profond.”

Pour raconter le peintre, le réalisateur est parti à la rencontre “d’artistes contemporains, de curateurs, de chercheurs et des descendants de Traylor”. Pour raconter son œuvre, Jeffrey Wolf a choisi de passer par des images et des mouvements, notamment grâce à la performance du danseur de claquettes Jason Samuels Smith qui a “traduit l’art de Traylor en danse”. “Je lui ai montré le travail de Traylor et il a imaginé des poses à partir des dessins. Puis, lors d’une nuit très chaude, il a dansé sans s’arrêter.”

Œuvre de Bill Traylor visible dans le documentaire “Bill Traylor: Chasing Ghosts”.

L’abstraction comme épanouissement

Doublement privé de liberté d’expression (on ne lui a appris ni à lire, ni à écrire et la ségrégation raciale empêchait les Africain·e·s-Américain·e·s de s’exprimer librement), Bill Traylor a adopté le langage de l’abstraction. Avant de mourir en 1949, il réalise de nombreuses œuvres minimalistes mettant en scène des animaux et des humains, des scènes de guerre, de danse, de lynchage ou en lien avec la nature.

Ésotériques, symboliques, pleins de mouvement et de dualité, les dessins de Bill Traylor avaient tapé dans l’œil de l’artiste Charles Shannon, en 1939. Ce dernier avait financé son art et organisé une exposition de son travail. L’arrivée de la Seconde Guerre mondiale et la mort de Bill Traylor mirent un frein à la diffusion de sa vision, si rare à cette période de racisme et de discrimination. 70 ans plus tard, la lumière est enfin tournée vers ce peintre prolifique et avant-gardiste, qui pointe du doigt le socle esclavagiste des États-Unis.

Œuvre de Bill Traylor visible dans le documentaire “Bill Traylor: Chasing Ghosts”.

Œuvre de Bill Traylor visible dans le documentaire “Bill Traylor: Chasing Ghosts”.

Bill Traylor: Chasing Ghosts est visible grâce à des “cinémas virtuels” aux États-Unis.